Ambroise PARÉ
Afin que le monde n'en fût plus trompé
Il faut donc croire qu'il est des licornes
Preuve par expérience
Preuve par autorité
Preuve par raison
La controverse
Le prix de la licorne
La licorne et les licornes
Ambroise Paré, pourfendeur de licornes

Le pratique Paré ne croyait guère à la licorne, mais la crainte d'encourir les foudres de l'église lui ait finalement écrire le contraire. Il n'hésita guère, en revanche, à affronter médecins et apothicaires en condamnant l'usage de sa corne comme "alexitère". Le chirurgien vieillissant ne pouvait plus guère sa faire de nouveaux ennemis, mais la controverse ne manqua pas de réveiller les anciens.

Paré croit fermement que cil qui fait traffique
De Licorne & Mumie, & tels autres fatras,
S'il sçavoit bien que c'est, il n'en feroit un pas,
Et se garderoit bien d'en remplir sa boutique.
Moins encor' voudroit il, comme bon politique,
Abuser ses voisins, qui en font si grand cas,
Que si un leur amy tombe du haut en bas,
Soudain ils ont recours à la Mumie unique.
Et s'ils sentent en l'air quelque malignité,
La licorne est en bruit, nonobstant sa cherté:
Tant le peuple est aisé à tromper & séduire.
Voila pourquoi Paré met ce livre en avant,
Pour exciter quelqu'un, qui sera plus sçavant,
S'il en sçait plus ou mieux, à le vouloir escrire.

Poème liminaire au Discours de la momie, de la licorne, des venins et de la peste d'Ambroise Paré.

Le Discours de la Licorne d'Ambroise Paré, dont la première édition parut en 1582, occupe une place à part dans la littérature sur le sujet. Si l'on excepte le Discorso contro la falsa opinione dell'Alicorno du médecin Andrea Marini, publié 16 ans plus tôt à Venise, c'est le premier ouvrage entièrement consacré à une discussion de l'existence de la licorne et des propriétés de sa corne, avec des arguments scientifiques, tant rationnels qu'expérimentaux. Bien vite, des contradicteurs aussi nombreux qu'érudits prirent la défense de l'animal outragé, mais leurs textes n'ont ni le modernisme, ni la clarté de celui d'Ambroise Paré.

Provincial autodidacte, comme le cosmographe voyageur André Thevet, Paré ignorait le latin. Pour trouver une place dans une science balisée par les académismes, tous deux se spécialisèrent dans des domaines ignorés de l'université, la cosmographie et la chirurgie, et revendiquèrent haut et fort le primat de l'expérience sur la tradition. Face à l'hostilité d'humanistes cultivés, ils recherchèrent la protection des puissants, et s'efforcèrent de la justifier par des écrits abondants. Si leurs parcours se ressemblent, les œuvres de Thevet et de Paré laissent cependant apparaître des personnalités bien différentes. La très pratique Méthode de traicter les playes faictes par hacquebutes et autres bastons à feu d'Ambroise Paré et la délirante Cosmographie universelle n'ont en commun que d'être écrites en français, dans un style relativement simple.

Paré avait près de soixante dix ans lorsque parut, en 1582, le Discours de la licorne. Protégé du roi et de Catherine de Médicis, il ne craignait plus guère les rivaux et les jaloux, même si l'anonyme Réponse au discours de la licorne montre qu'il encourait encore la haine tenace de beaucoup de médecins parisiens. La faculté reprochait, depuis longtemps déjà, au chirurgien de traiter de sujets, médecine et pharmacie, qui n'auraient pas été de sa compétence. Or dissertant sur la licorne, Paré écrivait pour moitié en naturaliste, quand il discutait l'existence de l'animal, pour moitié en médecin, quand il rejetait l'usage qui était fait de sa corne.



Afin que le monde n'en fût plus trompé

En 1580, Ambroise Paré avait soigné le chevalier Christofle des Ursins des suites d'une violente chute de cheval. Tout au long de sa convalescence, son patient s'intéressa aux remèdes qui lui étaient administrés. Lorsqu'il s'étonna qu'on ne lui ait pas donné à boire de momie, Paré répondit "qu'elle pouvait beaucoup plus nuire qu'aider, à cause que c'est de la chair des corps puants et cadavéreux, et que jamais n'avais vu que ceux auxquels on en avait donné à boire, ou à manger, qu'ils ne vomissent tôt après en avoir pris, avec grande douleur d'estomac", ajoutant plus loin que "les anciens Juifs, Arabes, Chaldéens, Égyptiens n'ont jamais pensé faire embaumer leurs corps pour être mangés des Chrétiens". Son noble patient, interrogeant ensuite Paré sur la corne de licorne, se vit répondre là encore que "tout ce que l'on dit des licornes est chose controuvée à plaisir par les peintres et les historiographes". Le chevalier des Ursins pria alors son chirurgien de mettre cela par écrit "afin d'envoyer ces abus à vau-l'eau, & que le monde n'en fut plus trompé", et Paré lui dédia fort logiquement cet ouvrage.

En fait, le livre Des venins, publié dès 1579, se terminait par un chapitre intitulé Discours de la Licorne, dont on retrouve le texte éparpillé dans divers chapitres du Discours de 1582, et qui était déjà comme une première ébauche de celui-ci. Les Discours de la mumie, de la licorne, des venins et de la peste furent publiés en 1582, en un volume unique. Le style en est léger, aussi peu technique que possible, parfois étonnamment sensible. Lecture facile, au ton souvent polémique, les Discours s'adressaient peut-être moins aux médecins qu'à leurs patients, à leurs victimes serait-on tenté de dire en entrant dans la logique de Paré. La numérotation des chapitres est commune au Discours de la licorne et à celui des venins, et il est clair que ces deux textes, qui ont une introduction et une conclusion communes, étaient conçus par leur auteur comme un tout. Les quatorze premiers chapitres sont consacrés à une discussion de l'existence de la licorne, les douze suivants aux propriétés médicales de la corne, les huit derniers constituant le Discours des venins, repris sans grandes modifications sur celui de 1579.

Il faut donc croire qu'il est des licornes

Si Ambroise Paré consacre les premières pages de son traité à recenser les témoignages de voyageurs et les descriptions de savants, ce n'est pas pour appeler ces autorités au secours de la licorne, mais au contraire pour montrer que "la description de ladite licorne porte avec soi un doute manifeste, vu que les uns disent que c'est une bête inconnue et étrange, et qu'elle naît aux Indes, les autres en Éthiopie, d'autres ès terres neuves, les autres ès déserts... Qui démontre assez, que ces gens-là n'en savent rien au vrai, et qu'ils ne parlent que par opinion et par ouï-dire."

Paré n'omet pas de citer tous les auteurs habituellement appelés à témoigner en faveur de la licorne, et quelques autres. Ctésias, Aristote, Élien, Pline, Æneas Sylvius Piccolomini, Marco Polo, Alvise de Cadamosto, Munster ("lequel n'a jamais vu de licornes qu'en peinture"), Barthema, Garcias ab Horto, Thevet sont au rendez-vous. Ambroise Paré apporte même un témoignage original, celui d'un de ses amis chirurgiens: "Or pour le désir que j'ai toujours eu de savoir la vérité touchant ce que l'on pourrait souhaiter de la licorne, sachant que Louis Paradis, chirurgien natif de Vitry en Artois, à présent demeurant en cette ville de Paris, avait longtemps voyagé, je le priai de me dire s'il n'avait point vu de licornes. Il me dit qu'il en avait vu une en Alexandrie d'Égypte, et un éléphant au logis du gouverneur de la ville, que prêtre Jehan envoyait au grand seigneur, de grandeur d'un lévrier d'attache, non si grêle par le corps. Son poil était de couleur de castor... Son manger était de lentilles, pois, fèves, mais principalement de cannes à sucre. Ce fut au mois d'avril mil cinq cent soixante treize. Il s'enquit par un truchement de ceux qui avaient amené ladite licorne, s'il y avait beaucoup de pareils animaux en cette province. On lui fit répondre qu'oui, et que c'était un animal fort furieux et très difficile à prendre, principalement lorsqu'ils sont en rut, et que les habitants du pays les craignent plus que nul autre animal féroce." Bien que Louis Paradis ait été une de ses relations, Paré restait extrêmement sceptique quant à l'existence de la licorne, surtout parce que les descriptions en étaient contradictoires: "Tous les auteurs qui en ont écrit jusqu'à présent en ont tous parlé diversement. De fait, que comme ils sont différents en la description des lieux, ou naît ladite licorne, ainsi sont-ils de la forme d'icelle. Les uns disent qu'elle ressemble à un cheval, les autres à un âne, les autres à un cerf, les autres à un éléphant, autres à un rhinocéros, autres à un lévrier d'attache. Bref, chacun en dit ce qu'il en a ouï dire, ou ce qu'il lui plaît de controuver. Les uns en font deux espèces, d'autres trois. Il y en a qui disent qu'elle a la corne du pied entière comme celle d'un cheval, autres fendue comme celle d'une chèvre, autres comme d'un éléphant, comme Pline et Élien. Or lesdits auteurs ne discordent pas seulement pour le regard des lieux de la naissance ni de la forme de ladite licorne, mais aussi en la description de la forme d'icelle. Car les uns la figurent noire, les autres bai obscur, et qu'elle est blanche en bas, et noire en haut. Un autre dit, que vers le haut elle tire vers le pourpre, un autre qu'elle est polie, et d'autres que depuis le haut jusques en bas elle est rayée tout à l'entour, comme une coquille de limaçon, par un artifice très beau." Après avoir expliqué que, pour lui, la licorne ne pouvait être identifiée au rhinocéros, Paré conclut qu'"il semble, à voir cette variété d'opinion entre les auteurs qui en ont écrit, que ce soit une chose fabuleuse".

Dans le chapitre du Livre des venins de 1579, première ébauche du futur Discours de la licorne, Paré développait quelque peu la contradiction des auteurs concernant le tempérament - le naturel - de l'animal. Ainsi, après avoir indiqué que Pline "la dit être la plus furieuse de toutes les bêtes", il décrivait le combat de la licorne et du lion tel qu'il apparaît dans l'"Épître hébraïque du roy d'Éthiopie au Pontife de Rome" (la fameuse lettre du Prêtre Jean), et précisait que: "Autres au contraire la disent être fort douce et bénigne, et d'une mignotise la plus grande du monde, pourvu que malicieusement on ne l'offense. Car ils disent comme ainsi qu'elle ne pâture en terre, étant la longueur de la corne qu'elle porte au front, force est qu'elle pâture ès arbres fruitiers et ès râteliers, ou en main mangeant toute sorte de fruits qu'on lui offre, comme herbes, gerbes, pommes, poires, oranges, touzelle et toute sorte de légumage, jusque là qu'ils feignent icelle s'amouracher des filles, prenant tel plaisir à les contempler qu'elle est souvent prise par ce moyen." Paré n'indiquait pas sa source, et cette omission se comprend: le Quart Livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel ne constituait pas un témoignage scientifique de grand poids. Quel que put être le plaisir de Paré à citer un médecin passé par l'université de Montpellier dans un texte en partie dirigé contre la faculté de Paris, il jugea plus prudent de retirer ce passage des éditions ultérieures. Le seul témoin qui lui restait alors en faveur de la douceur, la bénignité et la "mignotise" de l'animal était celui, bien peu consistant sur ce point, de Luigi Barthema décrivant les licornes de La Mecque.

Même les cornes de licorne des trésors royaux ne parvinrent pas à vaincre le scepticisme de Paré. Les dimensions de la corne décrite par Albert le Grand lui font écrire que "si nous considérons la grandeur de la tête qui doit produire et soutenir une si démesurée corne, et venant par là à conjecturer quel doit être tous le corps, nous serons contraints de confesser que cet animal doit être aussi grand qu'un grand navire, et non comme un éléphant. Quant à moi, je crois que cette corne doit être quelque corne, os ou arête de quelque monstre marin merveilleusement grand." Au sujet des plus modestes cornes du trésor des papes, de la cathédrale de Venise, de l'abbaye de Saint-Denis et enfin de la cathédrale de Strasbourg, Paré cite Cardan et Thevet, pour qui il pouvait s'agir de défenses d'éléphant habilement travaillées.

Le chirurgien des derniers Valois profita de la publication du Discours pour reprendre quelques gravures et textes du livre Des Monstres de 1579. Parmi ces animaux plus ou moins cousins de la licorne, ou dont la corne a pu passer pour corne de licorne, on trouve bien sûr le rhinocéros et l'éléphant, mais aussi le morse, le poisson-scie ou le bison, et même le Pirassoipi aux deux cornes de licorne que Thevet situait en Amérique du Sud, et Paré "en Arabie près de la mer rouge".

Notre chirurgien à l'esprit pratique consacre donc de longues pages à montrer l'incohérence et la légèreté des témoignages de l'existence de la licorne. Il écrit qu'"elle porte avec soi un doute manifeste", que c'est "une chose fabuleuse", que "quelqu'un peut en avoir écrit, soit par simplicité, ou délectation, voulant emplir les livres de choses merveilleuses et extravagantes, se souciant bien peu si elles étaient vraies ou fausses". Mais c'est en vain, peut-il sembler, qu'Ambroise Paré a donné toutes les raisons qu'il avait de ne pas croire à l'existence de la licorne. Sa longue discussion se clôt en effet par un bref paragraphe qui cite quelques passages de la Bible dans lesquels, selon la traduction alors en usage, apparaissent des licornes, et écrit "certes, n'était l'autorité de l'Écriture Sainte, à laquelle nous sommes tenus d'ajouter foi, je ne croirais pas qu'il fût des licornes", avant de conclure très abruptement "il faut donc croire qu'il est des licornes".

Si Paré fit montre à l'occasion d'une grande indépendance d'esprit, on le voit ici reculer devant la conclusion qui s'impose. Il le fait cependant de manière à laisser clairement deviner le fond de sa pensée: la licorne n'existe pas. En 1579, dans la première édition du livre Des Venins, le chirurgien royal affirmait d'ailleurs plus franchement "Il me semble, sauf meilleur jugement, que la licorne est plutôt chose imaginée que vraie et naturelle". Paré ne manquait pas d'ennemis; on le soupçonnait peut-être déjà, comme on le fit plus tard, d'être secrètement protestant, et cela explique sa prudence grandissante.

Si le chirurgien du roi préféra ne pas s'aventurer plus loin sur un terrain dangereux, ses lecteurs ne furent guère dupes. L'auteur anonyme de la Réponse au discours d'Ambroise Paré touchant l'usage de la licorne écrivit ainsi contre Paré que "S'il y a des licornes... ce n'est pas pour ce que l'Écriture Sainte le dit, mais pour ce que réellement et de fait il y en a, l'Écriture Sainte le dit".

Preuve par expérience

La Bible, en revanche, ne disait rien des propriétés médicinales de la corne de licorne, ce qui laissait au chirurgien toute liberté de discuter de ce sujet sans craindre les foudres de l'Église. Il risquait seulement de se heurter à l'hostilité, moins dangereuse, de la faculté voyant, une fois de plus, ce chirurgien trop bien en cour discourir de médecine.

La parole divine n'étant plus en jeu, Paré n'hésite plus à annoncer clairement son opinion: "Cela supposé, et qu'il se trouve quantité de cornes de licornes, et que chacun en ait, à savoir si elles ont telles vertus et efficaces contre les venins et poisons, qu'on leur attribue: je dis que non". Il entreprend de prouver sa thèse par les trois procédés de la dissertation classique: autorité, raison et expérience. Remarquons au passage que, chez Paré, c'est à l'expérience et non à l'autorité, que revient l'honneur d'ouvrir le débat.

Le médecin vénitien Andrea Bacci, dans son Discorso della natura dell'alicorno, paru en 1566, citait de nombreux tests permettant, non de confirmer les propriétés médicinales de la licorne - celles-ci lui semblaient suffisamment validées par l'autorité -, mais de distinguer la vraie corne de la fausse. Il convoquait sur ce point de nombreux auteurs, mais l'idée d'effectuer ses expériences sur la corne des Médicis, ses employeurs, ne semble pas l'avoir effleuré. C'est sans doute ici que Paré est le plus novateur, puisqu'il affirme avoir personnellement effectué la batterie de tests régulièrement invoqués pour prouver que la corne de licorne combat le poison. En effet, si la science du Moyen-Âge et des débuts de la Renaissance reconnaissait la valeur de l'expérience, elle ne jugeait pas utile de vérifier ou reproduire ce qui était affirmé par les autorités. Paré estimait, lui, nécessaire de "l'éprouver plusieurs fois", et c'est donc, d'une certaine manière, aux balbutiements, tant pratiques que théoriques, de la méthode expérimentale que nous assistons ici.

"Je puis assurer, écrit-il, après l'avoir éprouvé plusieurs fois, n'avoir jamais connu aucun effet en la corne prétendue de licorne." Ambroise Paré a ainsi tracé un cercle sur une table avec de l'eau dans laquelle une corne de licorne avait trempé des heures durant, et constaté qu'araignées, scorpions et crapauds ne s'effondraient pas à l'intérieur du cercle, comme ils l'auraient dû, mais "passaient et repassaient hors du circuit du cercle, et ne mouraient point". Il mit même un crapaud, animal tenu alors pour violemment venimeux, dans "un vaisseau plein d'eau ou la corne de licorne avait trempé", et l'y retrouva trois jours plus tard "aussi gaillard que lorsque je l'y mis". Il fait peu de cas de la théorie selon laquelle "la vraie licorne, mise en l'eau, se prend à bouillonner, faisant s'élever petites bulles d'eau comme perles", affirmant avec raison que "cela se fait aussi bien avec cornes de bœuf, de chèvre, de mouton, ou autres animaux, avec dents d'éléphant, restes de pots, tuiles, bois, et pour le dire en un mot avec tous autres corps poreux". De même, il réfute la thèse selon laquelle la corne de licorne "sue en présence du venin", affirmant que "si on l'a vu suer, cela a été par accident, vu que toutes choses polies, comme le verre, les miroirs, le marbre, pour quelque peu d'humidité qu'ils reçoivent même de l'air excessivement froid et humide, apparaissent suer."

Enfin, Paré attribue certains des effets attendus de l'eau de licorne, non pas à la licorne, mais tout simplement à l'eau, comme en témoigne cette "histoire gentille et bien à propos": "Il y a une honnête dame, marchande de cornes de licorne en cette ville, demeurant sur le pont au Change, qui en a bonne quantité de grosses et de menues, de jeunes et de vieilles. Elle en tient toujours un assez gros morceau, attaché à une chaîne d'argent, qui trempe ordinairement en une aiguière pleine d'eau, de laquelle elle donne assez volontiers à tous ceux qui lui en demandent. Or naguère une pauvre femme lui demanda de son eau de licorne. Advint qu'elle l'avait toute distribuée, et ne voulant renvoyer cette pauvre femme, laquelle à mains jointes lui priait de lui en donner pour éteindre le feu volage [herpès] qu'avait un sien petit enfant, qui occupait tout son visage, en lieu de l'eau de licorne, elle lui donna de l'eau de rivière, en laquelle nullement n'avait trempé la corne de licorne. Et néanmoins ladite eau de rivière ne laissa pas de guérir le mal de l'enfant. Quoi voyant, cette pauvre femme dix ou douze jours après vint remercier madame la marchande de son eau de licorne, lui disant que son enfant était du tout guéri. Ainsi, voila comme l'eau de rivière fut aussi bonne que l'eau de sa licorne." On peut se plaire à penser que Paré a peut-être pressenti l'effet placebo, mais il explique plus classiquement la guérison de l'enfant par la seule vertu de l'eau, "qui est froide et humide, contraire au mal qui est chaud et sec", et conseille donc de traiter l'herpès par des applications d'eau froide.

Preuve par autorité

Le chirurgien s'efforce ensuite de retourner contre les propriétés médicinales de la corne de licorne l'argument de l'"autorité", habituellement utilisé en leur faveur. Convoquant tout d'abord les classiques références de la science universitaire, il remarque qu'Hippocrate, Galien et Aristote - il eût pu ajouter Dioscoride - n'en font jamais mention, "qui toutefois se sont servis de la corne de cerf et de l'ivoire".

Mais c'est surtout les médecins de son temps qu'il appelle en renfort, des personnages reconnus de préférence, comme s'il voulait par avance prévenir une réponse de la faculté. Christofle Landré, le moins connu du lot, expérimenta la licorne "au temps de pestilence", mais "n'y trouva oncques effet louable". Le montpelliérain Guillaume Rondelet, quant à lui, écrit "je ne suis point ignorant que ceux qui tiennent telles cornes pour leur profit, ne donnent à entendre au peuple qu'icelles ont grandes et inestimables vertus par antipathie de chasser les serpents et les vers, et de résister aux venins. Mais je crois que la corne de licorne n'a point plus grande efficace, ni force plus assurée, que la corne de cerf, ou que l'ivoire". La prétendue panacée n'a, selon Jean Duret "aucune vertu contre les venins". le chirurgien nous conte ensuite une petite histoire montrant "quelle opinion feu monsieur Chappelain, premier médecin du roi Charles IX, avait de la licorne":

"Un jour, lui parlant du grand abus qui se commettait en usant de la corne de licorne, je le priai (vu l'autorité qu'il avait à l'endroit de la personne du roi notre maître pour son grand savoir et expérience) d'en vouloir ôter l'usage, et principalement d'abolir cette coutume qu'on avait de laisser tremper un morceau de licorne dans la coupe où le roi buvait, craignant le poison. Il me fit réponse que quant à lui, véritablement il ne connaissait aucune vertu en la corne de licorne, mais qu'il voyait l'opinion qu'on avait d'icelle être tant invétérée et enracinée au cerveau des princes et du peuple, qu'ores qu'il l'eut volontiers ôtée, il croyait bien que par raison n'en pourrait être maître. Joint, disait-il, que si cette superstition ne profite, pour le moins elle ne nuit point, sinon à la bourse de ceux qui l'achètent beaucoup plus qu'au poids de l'or... Lors je lui répliquai que pour le moins il en voulut donc écrire, afin d'effacer la fausse opinion de la vertu qu'on croyait être en icelle. A quoi il répondit que tout homme qui entreprend d'écrire de chose d'importance, et notamment de refuser quelque opinion reçue de longtemps, ressemble au hibou ou chat-huant, lequel se montrant en quelque lieu éminent, se met en butte à tous les autres oiseaux... mais quand ledit hibou est mort, ils ne s'en soucient aucunement. Ainsi... il me dit que de son vivant il ne se mettrait jamais en butte pour se faire becqueter des envieux et des médisants, qui entretenaient le monde en opinion si fausses et mensongères, mais il espérait qu'après sa mort on trouverait ce qu'il en avait laissé par écrit. Considérant donc cette réponse qu'il me fit lors, joint aussi qu'on n'a rien aperçu de ses écrits depuis sa mort, qui fut environ il y a onze ans, je m'expose maintenant à la butte qu'il refusa pour lors." L'historiette permet certes à Paré de se vanter quelque peu; elle n'en est pas moins vraisemblable, et notre chirurgien conclut en affirmant que si des médecins réputés, qui "savent bien, et publient eux mêmes, que ce n'est qu'un abus de cette corne de licorne", continuent à la prescrire, "c'est que le monde veut être trompé" et que "s'il advenait que les patients, qui en demandent, mourussent sans en avoir pris, les parents donneraient tous la chasse auxdits médecins, et les décrieraient comme vieille monnaie".

Preuve par raison

Le chirurgien des derniers Valois en vient enfin à l'argumentation rationnelle, expliquant pourquoi, selon lui, la corne de licorne ne peut être un contrepoison universel.

Ambroise Paré nie qu'elle puisse fortifier le cœur - on pensait alors que tous les poisons affectaient le cœur - car "rien n'est propre à corroborer le cœur sinon le bon air et le bon sang, pour autant que ces deux choses seulement sont familières au cœur, comme étant l'officine du sang artériel et des esprits vitaux". Or la corne de licorne, selon la théorie galénique des éléments et des humeurs, est à l'opposé de l'air et du sang. Elle est froide et sèche, alors que l'air et le sang sont chauds et humides; elle ne peut se convertir en sang car "elle n'a ni chair, ni suc en soi", ne dégageant aucune odeur. Elle ne peut donc avoir aucun effet sur le cœur. Et notre chirurgien d'assimiler la précieuse corne à d'autres remèdes miracles, pierres précieuses ou sabot d'élan, "vu que cela semble superstitieux et mensonger d'assurer qu'il y a une vertu incroyable et secrète en elles, soit qu'on les porte entières sur soi ou que l'on use de la poudre d'icelles". C'est là classer rapidement parmi les "superstitions" toutes les idées héritées du Moyen-Âge, mais encore très répandues, sur les propriétés cachées des choses. Notons cependant que, quelques pages plus loin, Ambroise Paré semble admettre que certains simples aient un pouvoir "occulte".

Dans le Discours des venins, qui suit immédiatement celui de la licorne, Paré développe en effet son argumentation en expliquant qu'il ne peut exister de contrepoison universel. Pour la médecine de la Renaissance, un médicament pouvait agir par ses propriétés "manifestes", c'est à dire par l'effet des humeurs sèche, humide, froide ou chaude qu'il contient, selon la théorie des éléments, à un certain degré, ou par des propriétés occultes, correspondances précises et inexplicables révélées par l'expérience et l'observation minutieuse. "Or posons, écrit Paré, que la corne de licorne résiste à quelque espèce de venin, pour le moins me confessera-t-on qu'elle ne peut résister à toutes les sortes. Car elle ferait son opération par ses qualités manifestes, ou par ses propriétés occultes. Si par ses qualités manifestes, si elles sont chaudes, elles serviront contre le venin froid seulement, et non contre le chaud, et ainsi des autres qualités. Et si elle opérait par vertu spécifique, ce serait par occulte convenance qu'elle aurait avec une sorte de venin, laquelle toutefois elle n'aurait avec l'autre. Or il y en a de diverses sortes, à savoir de l'air corrompu, de foudres, tonnerres, éclairs, ou de bêtes, plantes et minéraux, ou par artifice et sublimations des méchants traîtres, empoisonneurs et parfumeurs... car tous venins ne font pas leurs effets d'une même sorte, et ne procèdent lesdits effets d'une même cause."

La raison s'opposant à l'existence d'un contrepoison universel, Paré conclut avec un certain bon sens que "le vrai alexitère de ces parfums envenimés est de ne les fleurer ni odorer, et fuir tels parfumeurs comme la peste, et les chasser du royaume de France, et les envoyer avec les Turcs et autres infidèles, ou aux déserts inaccessibles avec les licornes", suggestion particulièrement savoureuse venant du chirurgien personnel de Catherine de Médicis.

Les différences entre le Livre des venins de 1579 et le Discours de la licorne de 1582 permettent de se faire une idée des contraintes auxquelles se heurtait Paré. En 1579, la licorne était "plutôt chose imaginée que vraie et naturelle", mais en 1582, peut-être rappelé à la prudence par ses protecteurs, Paré ne voulait pas risquer de voir son orthodoxie mise en doute et écrivait que "n'était l'autorité de l'Écriture Sainte, à laquelle nous sommes tenus d'ajouter foi, je ne croirais pas qu'il fut des licornes". Le chirurgien a aussi voulu, ou dû, ménager la faculté de médecine en supprimant la virulente conclusion rédigée en 1579, qui sonnait comme une attaque frontale contre le corps médical et les apothicaires: "Et quiconque avec moi s'arrêtera à ces expériences et autorités, quiconque examinera dignement ces raisons, il condamnera comme moi la corne de licorne, et la superstition des marchands qui vendent si cher la corne de licorne, et la superstition des cérémonieux médecins qui l'ordonnent, et la folle opinion du peuple qui la requiert et désire."

La controverse

Paré termine l'épître dédicatoire du Discours de la licorne en en appelant à la protection du seigneur des Ursins "car lorsque ce petit livre sera en lumière, je ressemblerai au hibou, et crois qu'il y aura quelque gai ou méchant corbeau ennemi de la vérité et de la république qui me cajoleront et me becquetteront. Mais je leur tendrai bien volontiers mes épaules... et s'ils me peuvent assaillir de quelque bon trait de raison ou d'expérience, tant s'en faut que je m'en trouve offensé qu'au contraire je leur en saurai fort bon gré de m'avoir montré ce qu'oncques je n'ai pu apprendre des plus doctes et signalés personnages qui furent et sont encore en estime".

Il se trouva en effet un champion anonyme de la licorne pour publier, un an plus tard, une haineuse et virulente Réponse au discours d'Ambroise Paré touchant l'usage de la licorne. Paré y est accusé, "ne pouvant être juge, d'acheter à prix d'argent l'avis d'autrui" et comparé à Lucifer qui, "pour se méconnaître et trop présumer de soi, voulut s'égaler à Dieu". La riposte de Paré, sous la forme d'une Réplique d'Ambroise Paré à la réponse faite contre son discours de la licorne est, par comparaison, d'une urbanité parfaite. Le chirurgien du roi "laissant à part les animosités, lesquelles j'estime lui être échappée, plus pour zèle qu'il porte à la vérité, que pour opinion qu'il puisse avoir de moi" prie son adversaire, "s'il a envie d'opposer quelques contredits à ma réplique, qu'il quitte les animosités et qu'il traite plus doucement le bon vieillard".

Si l'argumentation du Discours de la licorne était globalement solide et rationnelle, son plan n'en était pas moins confus. De fréquentes digressions permettaient ainsi à Paré d'introduire dans le texte des gravures, souvent reprises de ses précédents ouvrages, qui n'étaient pas nécessaires à son propos. Dans la Réplique à la réponse au discours de la licorne, ce n'est plus un auteur qui se fait plaisir, ni un chirurgien désireux de faire bénéficier la médecine de son savoir, que nous découvrons; c'est un homme attaqué, piqué au vif, qui défend son œuvre. La discussion est plus serrée, plus rapide, plus claire. Chacun des arguments adverses est repris, méthodiquement examiné, et finalement détruit, tout cela avec une honnêteté intellectuelle qui tranche sur les insultes de la Réponse au discours de la licorne.

Notons que c'est au Discours de la licorne, et non à ceux de la momie, des venins ou de la peste, que s'attaque le contradicteur d'Ambroise Paré. C'est sur ce point que la position du chirurgien, même si elle n'était pas vraiment révolutionnaire, était la plus provocante. Et nier l'efficacité de la poudre de licorne, c'était aussi, surtout sous la plume du chirurgien autodidacte, une manière de discréditer les apothicaires qui la vendaient et les médecins qui la prescrivaient. La réponse est particulièrement violente, mais elle était prévisible.

La Réponse au discours de la licorne, qui parut avec le visa de M. Grangier, doyen des écoles de médecine, fut l'un des derniers épisodes de la controverse récurrente entre Ambroise Paré et la faculté de médecine de Paris. Son auteur est anonyme, mais nous le connaissons fort bien; son vrai nom est Légion, qui croit toujours que l'ancienneté d'une erreur suffit à la convertir en vérité, et préfère "faillir avec les sages que bien opiner contre leur opinion".

Sutor, ne supra crepidam, commence par écrire l'adversaire de Paré, reprenant une fois de plus l'argument par lequel la faculté de médecine condamnait les ouvrages médicaux du chirurgien de la cour. "Paré mon ami, quand vous exercez la chirurgie, le peuple fait cas de vous, mais sortant de votre profession pour censurer les médecins et apothicaires, les petits enfants s'en moquent". Suivent quelques attaques ad hominem, qui, pour violentes qu'elles soient, ne constituent pas le cœur du texte.

Le contradicteur anonyme de Paré défend avec acharnement l'autorité et la tradition. Les "auteurs de la pharmacie, avec leur conseil et longue expérience" ont trouvé que la corne de licorne était "un bon et singulier cardiaque" et, puisqu'"il ne doit être permis à un chacun de médire des choses reçues par tant d'hommes doctes", tous les médecins se doivent de suivre leur avis. Paré rétorque que des hommes "sages et clairvoyants en médecine" ne font pas grand cas de la corne de licorne. Il cite uniquement des contemporains: Rondelet, Chapelain et Duret, qui figuraient déjà dans le discours de la licorne, auxquels il ajoute l'Affilé et Cappel, "docteur régent en la faculté de médecine, très savant et homme de bien, [qui] avait déjà commencé en faire un discours pour ôter l'abus qui y était, mais voyant le mien déjà imprimé, il désista le sien". À la très significative remarque de son adversaire, selon lequel, pour ne pas rendre "l'art suspect et l'artisan ridicule,...il vaut mieux faillir avec les sages que bien opiner contre leur opinion", le moderne chirurgien réplique "que j'aimerais mieux faire bien tout seul, que de faillir non seulement avec les sages mais avec tout le reste du monde".

Après l'autorité vient, argument proche mais distinct, la tradition. Ainsi, écrit l'adversaire de Paré, "La licorne a prescrit contre ton livre, non pour avoir été en usage seulement trente ou quarante ans, mais douze ou quinze siècles, pendant lesquels il n'est pas croyable qu'elle ait eu si grand vogue... sans y avoir connu de grands effets". A quoi le chirurgien rétorque que "le long temps n'est pas suffisant pour prouver la corne de licorne avoir des vertus qu'on lui attribue, car telle vogue n'est fondée qu'en opinion et la vérité dépend de la chose et non des opinions".

Cherchant peut-être à attirer le royal courroux sur le chirurgien des Valois et des Médicis, l'adversaire de Paré l'accuse de "faire tort à leurs majestés, donnant à entendre au peuple qu'ils gardent précieusement une corne de néant" et affirme que le roi de France aurait refusé cent mille écus de la corne de Saint-Denis. Le chirurgien royal réplique à cela qu'"il est bien possible que pour sa grandeur et sa magnificence il en ait autant refusé", mais que "si elle avait telle vertu qu'on lui attribue, elle ne fût pas entière, et crois qu'elle eût été limée et râpée pour subvenir à la nécessité des maladies de tant de rois qui ont tenu le sceptre de France". "Par quoi rien ne sert, affirme Paré, de m'alléguer les papes, empereurs, rois et potentats qui ont mis la corne de licorne en leurs trésors, car ils ne sont d'eux-mêmes juges compétents de la propriété des choses naturelles." Sans doute cette phrase a-t-elle été un peu vite écrite, mais à lire sous la plume de Paré que le pape n'est pas un juge compétent de toutes choses en ce monde, on pense à la rumeur, aujourd'hui tenue pour infondée, selon laquelle il aurait été secrètement protestant.

Quoi qu'il en soit, catholique ou protestant, il accepte et revendique l'autorité de la Bible. Lorsque son adversaire, plus fin lecteur qu'écrivain, lui objecte "qu'il y en a [des licornes] et n'y en a pas pour ce que l'Écriture Sainte le dit, mais pour ce que réellement et de fait il y en a, l'Écriture le dit", Paré, dont nous avons vu qu'il s'était peut-être déjà autocensuré sur ce point, perd un peu de son calme et rétorque: "Quiconque pense alléguer cela contre moi, montre qu'il a grande envie de quereller. Car qui est-ce qui croit cela mieux que moi?... j'en cite cinq passages de la Sainte Écriture dans mon Discours de la licorne."

Plus difficiles d'abord pour le lecteur contemporain sont les parties strictement médicales de la Réponse et de la Réplique. C'est en vain, et Ambroise Paré ne daigne même pas répondre sur ce point, que son contradicteur tente de prouver que, en niant les propriétés médicales de la licorne, l'orgueilleux chirurgien récuse toute la science médicale académique. En réalité Paré, tout comme son adversaire, s'en tient strictement au canon de la médecine galénique. Lorsqu'il lui est reproché de nier les propriétés de la corne de licorne alors qu'il accepte celles de la corne de cerf ou des os, Paré rétorque que la licorne a certes les mêmes propriétés "manifestes", dues à sa nature élémentaire froide et sèche, que tous les autres os et cornes, mais que pour en espérer un effet, il faudrait l'ordonner dans les mêmes quantités, "par onces et quarterons", ce que son prix interdit. Quand son contradicteur en appelle aux principes de la physique aristotélicienne pour écrire qu'en chaque corps, et donc dans la corne de licorne, on trouve les quatre éléments, Paré réplique avec bon sens que "les choses en médecine ne se mesurent que par les sens et effets" et que "quiconque trouvera de l'air en la corne de licorne, il tirera de l'huile d'un mur."

Le prix de la licorne

L'animosité de la Réponse au discours de la licorne s'explique sans doute par l'hostilité permanente d'une grande partie du corps médical envers Ambroise Paré, à laquelle s'ajoutent peut-être quelques problèmes personnels que l'anonymat de l'auteur ne permet pas de connaître. Mais cette violence est d'autant plus forte que la querelle n'était pas sans conséquences pratiques, et pécuniaires.

En effet, le chirurgien de la cour s'était livré dans son Discours à un petit calcul d'où il ressort que la corne de licorne valait en 1582, huit fois son poids en or, et ce commerce était si rentable que Paré en était venu à soupçonner que certaines cornes aient été des faux. La faculté de médecine n'aimait déjà guère Paré, voici qu'il se mettait à dos les apothicaires en voulant les priver du fructueux commerce de la poudre de licorne, qui était fréquemment ordonnée aux plus riches patients. "Si tu veux fermer leur bourse malgré eux, tu travailles ton esprit de ce que tu n'as que faire", lui reprocha son adversaire, prenant clairement la défense des intérêts économiques des médecins et des apothicaires. Revoyant en 1585 le texte du Discours de la licorne pour l'insérer dans ses Œuvres complètes, Ambroise Paré dut avoir un sentiment d'échec lorsqu'il corrigea son estimation de 1582, révélant que la corne de licorne valait désormais dix fois son poids en or.

La licorne et les licornes

Peut-être y avait-il moins d'hypocrisie qu'il n'y paraît dans le souhait exprimé par Ambroise Paré, à la fin de l'épître dédicatoire du Discours de la licorne, de voir apparaître un contradicteur à qui "je saurai fort bon gré de m'avoir montré ce qu'oncques je n'ai pu apprendre des plus doctes et signalés personnages". En 1585, Paré relut la plus grande partie de ses œuvres antérieures pour la première édition de ses Œuvres complètes. Une citation erronée d'Andrea Bacci fut attribuée, correctement cette fois, à Andrea Marini; il est difficile de savoir si Paré avait en 1582 confondu deux auteurs vénitiens portant le même prénom, où s'il n'avait alors de leurs thèses qu'une connaissance très superficielle.

Surtout, un paragraphe entier fut ajouté à la suite de la description du camphur: "Or il y a plusieurs autres animaux marins qui n'ont qu'une seule corne, et beaucoup d'autres animaux terrestres. Car on a vu des chevaux, chèvres et daims, pareillement des taureaux, vaches et ânes, avoir une seule corne. Par quoi monocéros ou unicorne est un nom qui convient à tout animal qui n'a qu'une seule corne. Or considérant la variété des écrivains, et des cornes qui sont toutes différentes les unes des autres, l'on peut croire véritablement qu'elles sont de diverses bêtes engendrées en la mer et en diverses contrées de la terre. Et pour la renommée des vertus qu'on attribue à la licorne, chacune nation se plaît à lui donner le nom de licorne." L'argumentation a profondément changé puisqu'en 1582, dans un passage cependant conservé pour l'édition de 1585, Paré considérait que la discordance des descriptions de la licorne "démontre assez que ces gens-là n'en savent rien au vrai, et qu'ils n'en parlent que par oui dire". L'idée que cette variété signifie non point un manque de crédibilité des descriptions, mais plutôt l'existence de multiples espèces d'unicornes, devint vite un lieu commun des ouvrages défendant l'existence de la licorne. Il reste que Paré a sans doute emprunté cette hypothèse, qui n'apparaît nulle part dans le texte de 1582, soit au Traité de la licorne d'Andrea Bacci, soit à l'anonyme auteur de la Réponse au discours de la licorne, pour qui: "la cause de si grande variété n'est pas difficile à deviner... car s'il y a des animaux différents d'espèces qui n'ayent qu'une corne, dois-tu trouver étrange si les auteurs ne s'accordent en sa description, puisque l'un dit en avoir d'une sorte, l'autre d'une autre?"

Curieusement, les travaux les plus importants sur Ambroise Paré sont l'œuvre d'auteurs anglo-saxons. La meilleure biographie du chirurgien reste celle de F.P. Packard, Life and Times of Ambroise Paré, New York, 1926. En français, faute de travaux historiques de fond sur le personnage, on pourra lire une biographie romancée mais fort bien documentée, par Paule Dumaître, Ambroise Paré, Chirurgien de quatre rois de France, Paris, Perrin, 1986.

Le Discours de la licorne a été étudié ici sur le texte de la première édition, datée de 1582, qui diffère sur certains points tant du Livre des venins de 1579 que de l'édition des Œuvres complètes de 1585. Lorsque aucune indication supplémentaire n'est donnée, c'est donc au texte de 1582 qu'il est fait référence.

Le futur Pie II, dans son Asiæ Europæque Elegantissima Descriptio, publiée en 1503 mais écrite dans la seconde moitié du XVème siècle, avait écrit, se fondant sans doute à la fois sur Pline, Solin et Marco Polo: "Il naît dans cette région [en Inde] un animal à tête de porc et corps de bœuf, qui porte au front une corne unique d'un coude de longueur. Il a la couleur et la taille de l'éléphant, avec lequel il est en guerre perpétuelle. Sa corne combat le venin." Æneas Sylvius Piccolomini, Cosmographia Pape Pii, Venise,1503, fol.Cv°.

Ambroise Paré, Œuvres complètes, éd. Malgaigne, t.III, pp.498-499.

Le Quart Livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel, ch.IV: "Je vous envoie pareillement trois jeunes unicornes, plus domestiques et apprivoisés que ne seraient petits chatons. J'ai conféré avec l'écuyer, et dit la manière de les traiter. Elles ne pâturent en terre, obstant leur longue corne au front. Force est que pâture elles prennent es arbres fruitiers, ou en râteliers idoines, ou en main, leur offrant herbes, gerbes, pommes, poires, orge, touzelle, bref, toutes espèces de fruits et légumes. Je m'ébahis comment nos écrivains antiques les disent tant farouches, féroces et dangereuses, et oncques vives n'avoir été vues. Si bon vous semble, ferez épreuve du contraire, et trouverez qu'en elles consiste une mignotise la plus grande du monde, pourvu que malicieusement on ne les offense." La liste de fruits et céréales en tous points identiques, et l'utilisation du mot languedocien "touzelle", désignant une variété de blé, suffit sans doute à prouver que Paré recopie ici Rabelais.

Dans l'édition de 1585, Paré précisera sa pensée en ajoutant "mais elles n'ont les vertus qu'on leur attribue".

Ambroise Paré, Œuvres complètes, éd. Malgaigne, t.III, p.492.

Réponse au discours d'Ambroise Paré touchant l'usage de la licorne, Paris, 1583, fol.BII.

Andrea Bacci, De Monocerote seu Unicornu, ejusque Admirandis Viribus et Usu Tractatus, Stuttgart, 1598 (1566), pp.102-119.

Voici ce qu'en dit l'Histoire des poissons de Guillaume Rondelet (1507-1566), l'ouvrage de cette époque et sur ce sujet qui s'éloigne le plus des légendes médiévales: "Peu souvent il mord, mais il jette une haleine fort venimeuse de sorte que si elle touche seulement ceux qui sont près, elle blesse. Ceux qui en sont blessés deviennent enflés par tout le corps, et meurent tôt... On peut en faire des poisons, qu'il vaut mieux ignorer, et savoir les remèdes contre iceux, comme boire du jus de Betoine, de plantain et d'armoise, aussi le sang de tortue gardé avec farine et réduit en pilules, puis détrempé avec vin quand besoin est... L'opinion du vulgaire est fausse, pensant qu'on trouve dedans un crapaud une pierre nommée crapaudine, bonne contre le venin."

d'après Christofle Landré, Œccoïatrie, Paris, 1573, pp.899-900: "Nos modernes docteurs font un grand cas de la corne d'une bête, nommée Monoceros, que nous appelons vulgairement licorne. Car, comme ils disent, elle garantit du venin, tant prise par le dedans que appliquée par le dehors. Ils ordonnent contrepoison contre la peste, voire désiacrée au corps de l'homme. Et pour bref parler, ils en font comme un alexitère et garantissement de tous maux. Toutefois étant studieux de si grandes propriétés, lesquelles ils attribuent à la dite licorne, l'ai bien voulu expérimenter en plus de dix, au temps de pestilence, mais n'en trouvait oncques effet louable, et plutôt me reposerai sur la corne de cerf, ou de chèvre, que sur celle de licorne, car elles ont une force commune d'absterger et mondifier. Tellement que par l'autorité des anciens elles sont adaptées à blanchir les dents, à resserrer les gencives flétries et molles. Davantage lesdites cornes brûlées et données à boire apportent merveilleux réconfort à ceux qui sont tourmentés de flux dysenterie et de cruente execration."